Titre1

La chanson d’Albertine

  • Présentation

  • Dossier

  • Comptes-rendus

  • Photos

  • Vidéos

  • Presse

  • Texte

  • Communication

  • Diffusion

  • Journal

  • F. Tech.

  • Répétitions

  • Avis

  • Artistes

  • Bureau

  • Administratif

  • Contacts

  • Actualités

  • Spectacles

 
Création
Texte Sébastien Weber
Mise en scène Christian Termis
et Raphaël Dubois
Télecharger
Texte

Ah Dieu, que la guerre est jolie…

Novembre 1918, quelques jours avant la fin des hostilités, dans la grande maison des Parnaut-Lagadère, on s’apprête à fêter le centenaire de la redoutable Joséphine, capitaine d’industrie démesurément enrichie par la guerre. Mais les festivités vont être quelque peu ternies par l’irruption vengeresse d’un duo de prostituées retorses bien décidées à faire honorer ses dettes à Charles, héritier putatif de l’empire Parnault-Lagadère, et par la présence inquiétante d’un Wallon et d’un Suisse aux allures de conspirateurs amateurs.

Pauvres domestiques, pauvres cuisinières, qui subissent le joug de la presque centenaire, les caprices de Charles et les avances des conspirateurs ! Ah, Dieu, que la guerre est jolie !

En cuisine

Le jour du centième anniversaire de la mère, tout début novembre, alors qu’offensives et contre-offensives se succèdent, fort meurtrières et fort peu efficaces, non loin de la ville où se situe l’action, dans les cuisines de la maison familiale, Flipote et Jeanne préparent le repas d’anniversaire.


Jeanne, tendant une liste à Flipote. – Tiens.

Flipote, lisant la liste. – Oignons, ails, échalotes ?

Jeanne. – Hachés.

Flipote. – Beurre ?

Jeanne. – D’Échiré. Mou. Quatre livres.

Flipote. – Huiles ?

Jeanne. – Tournesol, raisin, olive, noix, arachide.

Flipote. – Vinaigres ?

Jeanne. – Vin, cidre, framboise, groseille — non : plus de groseille. On fera sans.

Flipote. – Œufs ?

Jeanne. – Huit fois douze, quatre-vingt seize.

Flipote. – Farine, sucre, épices, levure ?

Jeanne. – En quantité.

Flipote. – Glace ?

Jeanne. – Deux seaux, dans la remise.

Flipote. – Écrevisses ?

Jeanne. – Trois kilos. Couci-couça pour la fraîcheur, mais ça ira.

Flipote. – Pommes de terre ?

Jeanne. – Belles de Fontenay, quatre kilos, épluchées, lavées.

Flipote. – Carottes ?

Jeanne. – Trois bottes, épluchées, lavées, débitées.

Flipote. – Navets ? Céleri ? Asperges ?

Jeanne. – Respectivement : deux bottes ; une demi-douzaine ; huit bottes. Lavés. Parés. Épluchés.

Flipote. – Flageolets ?

Jeanne. – Au bain, bouillon doux.

Flipote. – Truites ?

Jeanne. – Deux douzaines. Vidées.

Flipote. – Poulardes ?

Jeanne. – Quatre. Plumées. Vidées.

Flipote. – Truffes ?

Jeanne. – Deux. Blanches.

Flipote. – Canetons ?

Jeanne. – Une douzaine. Plumés. Vidés.

Flipote. – Agneau ?

Jeanne. – Deux épaules.

Flipote. – Bœuf ?

Jeanne. – Charolais. Deux filets de huit livres.

Flipote. – C’est tout ?

Jeanne. – Il n’avait plus que ça.

Flipote. – Pâtés ?

Jeanne. – De Strasbourg. Vingt-quatre pièces.

Flipote. – Salade ?

Jeanne. – Russe.

Flipote. – Crème ?

Jeanne. – Fouettée.

Flipote. – Blancs ?

Jeanne. – En neige.

Flipote. – Fraises ?

Jeanne. – Trois barquettes. Ah, je te jure ! (Un temps.) Je crois qu’on est bonnes.

Flipote. – Les vins ?

Jeanne. – Monsieur, comme d’habitude.

Flipote. – Pas de chevreuil ?

Jeanne. – Pas cette année. Ordre du médecin : Madame ne digère plus. (Elles se regardent. Un temps.) On y va ?

Flipote. – C’est parti.

Jeanne. – Ah ! La liqueur d’amande !

Flipote, désignant une fiole posée sur la table. – Ici.

Elles commencent de cuisiner.

Jeanne, tout en malaxant énergiquement une farce. – Cent ans ! On n’a pas idée de vivre vieux comme ça… Moi, j’irai pas jusque là, pas question ! Le Bon Dieu en personne, il me supplierait, ça serait non, « Non ! » je lui dirais, non !

Flipote, coupant le cou d’une poularde. – Ah, non !

Jeanne. – À quoi ça rime ? Tu peux me dire ?

Flipote, coupant les ailes. – Non.

Jeanne. – Bon, Madame Lagadère, c’est pas pareil. Elle a perdu qui ? Son mari, et c’est tout, et puis ça fait longtemps. Mais nous ? Hein, nous ? Nous autres, on a tout perdu, tout le monde. Tiens, toi… Ton fils, ton frère, ton mari, tes cousins. Tout le monde.

Flipote, arrachant les cuisses de la poularde. – Tout le monde.

Jeanne. – Et moi ? Deux frères, deux fils, mon beau-fils, mes trois neveux et combien de cousins ? Et puis bon, j’étais veuve d’avant la guerre, mais quand même, ça compte, non ? Tu veux que je te récite, tiens, je connais ça par cœur : Baptiste, Antoine, Marin, Jacques, Marcel, Paul, Fanche, Hubert, Nestor, Gaston, Honoré… Ça donne le tournis.

Flipote, fourrant les morceaux de la poularde dans une terrine ou un plat, à la volaille. – Sale bête.

Jeanne. – La vie comme ça, c’est pas la vie. Se traîner encore trente ou quarante ans toutes seules comme des âmes en peine ? Autant en finir. (Flipote lui tend un verre de vin et s’en sert un. Elles boivent.) On a pris la bonne décision, crois-moi. Je ne connais plus personne, à part dans les cimetières. Je passe ma vie dans les cimetières. Tout le monde passe sa vie dans les cimetières. Il n’y a plus que là que ça bouge encore. Y a pas de raison, c’est notre place. Et le plus fort, c’est qu’ils m’ont refusé la pension pour le fiston, sous prétexte que j’ai une situation, que je gagne plus de huit francs par jour.

Flipote. – Salauds, va.

Jeanne. – Je suis pas aigrie, je suis dégoûtée. Ils me dégoûtent tous, tiens. (Elles boivent.) Le gars de la préfecture, tu l’aurais vu, avec sa gomina dans les moustaches, son petit air supérieur, sa cravate qui lui rentrait dans le gras du cou. Je lui dis : « Je vous en laisse deux et j’ai même pas dix francs ? » Il me regarde comme ça, puis il me fait : « Il y en a de plus malheureuses que vous, Madame. » J’en avais les larmes aux yeux, tu sais, et tu me connais, ça vient pas facile, chez moi, de pleurer. (Flipote lui pose la main sur l’épaule.) Heureusement que t’es là, ma Flipote. (Un temps. Albertine entre, mais Flipote et Jeanne ne la remarquent pas, elles se remettent au travail. Albertine reste dans l’embrasure de la porte.) Tu l’as pris, hein ?

Flipote. – Dans ma poche, là.

Jeanne. – Parce ce que moi, j’en peux plus.

Flipote. – T’inquiète, pareil : moi non plus, j’en peux plus. J’ai plus de cœur. C’est plus du sang. C’est comme de la terre. J’ai même plus peur du facteur. Pour Armand, je l’ai vu arriver de loin, le facteur, l’air gêné, blanc comme un cul, à pas oser s’approcher de moi. Rien que le voir, (montrant sa poitrine) ça m’a broyée là, tout là-dedans. J’ai tout lâché par terre, les œufs, le lait, mes bras, mes jambes, tout, tout moi, tout est tombé par terre..

Jeanne. – Allez, ma Flipote, c’est bientôt fini. (Un temps.) Tu l’as, hein ?

Flipote. – Mais puisque je te le dis ! Tiens !

Flipote sort un flacon étiqueté d’une tête de mort de sa poche, le pose sur la table à côté de la fiole contenant la liqueur d’amande.

Jeanne. – Bon. (Un temps.) Arsenic?

Flipote. – Cyanure.

Jeanne. – Ah, oui, c’est plus doux.

Flipote. – Plus rapide aussi.

Jeanne, Apercevant Albertine. Tout en indiquant par geste à Flipote de cacher la fiole de poison — Flipote dans la confusion empoche prestement la liqueur d’amande et laisse le poison sur la table.. – Ah, vous êtes là, Mademoiselle Albertine ?

Albertine. – J’arrive à l’instant, Jeanne. Madame me fait dire qu’il y aura trois couverts de plus ce soir.

Jeanne. – Laquelle de Madame ?

Albertine. – La femme de Monsieur, Madame Parnault.

Jeanne. – Mais qu’est-ce que c’est que cette histoire ?

Albertine. – Ce sont les veuves de son comité, je crois.

Jeanne. – À l’anniversaire de Madame Lagadère ?

Albertine. – C’est tout ce que je sais.

Jeanne. – On aura tout vu.

Flipote. – Bon.

Flipote attrape la deuxième poularde et entreprend de la démembrer comme la précédente.

Jeanne, montrant la poularde. – Bon, ben, voilà. Avec les truites et les épaules, ça devrait aller. Puis je referai un gratin ou de la purée de céleri. On verra. (Un temps. À Albertine.) Il y a autre chose ?

Albertine. – Madame Lagadère précise qu’elle veut un gâteau aux fraises pour le dessert.

Jeanne. – Bah, comme tous les ans ! Elle aura son gâteau. Comme tous les ans. Mais, hé, vous avouerez, c’est une drôle d’idée de naître à la Toussaint quand on aime les fraises.

Flipote. – C’est vrai qu’il est bon, ton gâteau. On en mangerait sur la tête d’un pouilleux.

Albertine. – Ah, et Madame me fait dire que Monsieur voudra connaître le menu pour choisir les vins et les liqueurs.

Albertine tient un carnet dans lequel elle note le menu.

Jeanne. – Eh bien, potage aux écrevisses, croustades aux œufs, truites sauce au beurre, rôti bœuf façon Régence, agneau provençal, canetons aux épices, poularde au trois vinaigres, sorbet au champagne, flageolets de Paris, pâtés de Strasbourg, gratin Dauphinois, compote de pomme, crème flambée au rhum, douceurs et gâteau aux fraises.

Albertine. – Pas de chevreuil ?

Flipote. – Madame n’a plus d’appétit.

Albertine. – Bon. À tout à l’heure.

Albertine sort.

Jeanne. – Les riches, je te jure. Des fraises à la Toussaint… Puis après ça, ça se dit chrétien.

Flipote. – Bah…

Jeanne. – Tu as raison. Ça ne nous regarde déjà plus. Tiens… (Elle tend son verre pour que Flipote le remplisse. Elles boivent.) Elle pousse quand même un peu, la vieille, non ? Je sais bien que ses fusils tuent des Boches, mais va savoir si en face il y a pas deux pauvres gourdes comme toi et moi en train de faire à manger pour les marchands de canons qui ont tué nos gosses.

Flipote. – Les Boches, qu’ils crèvent.

Jeanne. – Oui, moi non plus, j’ai pas de sentiment pour eux, mais…

Flipote. – Qu’ils crèvent.

Jeanne. – Bien sûr, mais…

Flipote. – Qu’ils crèvent.

Jeanne. – Pff ! T’es pas simple des fois, hein…

Flipote. – Quoi ? Quoi qu’est pas simple ? Qu’ils crèvent. Y a pas plus simple. On fait un grand trou en Afrique ou je ne sais où. On fourre tous les Boches dedans. On referme. C’est fini. Puis avec, on met les employés de la préfecture, les garçons de ferme, les sœurs du couvent Sainte Marie, l’épicière, le vieux Gaspard. Et puis sa mère aussi, tiens. On ferme. On tasse. On n’en parle plus. Y a pas plus simple. (Jeanne soupire.) Parce que tu crois qu’ils n’y pensent pas, eux autres, dans les ministères ? Ça les arrangerait bien de pouvoir faire crever les gens comme des mouches. Pouf ! Un coup d’insecticide et plus personne. Ça nous pend au nez, moi, je te dis.

Jeanne. – Oui, oui, d’accord, d’accord… Attention, mets pas trop de sel. (Elles boivent un verre. On entend des explosions lointaines.) Écoute… Ça se rapproche, on dirait…

Un temps. Elles boivent. Noir.

Voir aussi : L'école hantée ∗ Le grand retour

 
Mentions légales
©2012-2021 — DA4P — Sébastien Weber
Administration | OC-Da4p | Webmail